Rendre le plaisir d’une tasse de café accessible à tous, c’est l’idéal que prônent les cafés suspendus. Au cœur du quartier de Wazemmes à Lille, le bar Les Sarrazins est le reflet de cette initiative qui souhaite voir disparaître l’isolement dont souffrent souvent les plus démunis.
Il y a des cafés qui vous réchauffent, par ces froides journées d’hiver, et vous apporte le réconfort nécessaire pour endurer les moments difficiles. Le plaisir de se délecter de cet assortiment de grains moulus, qui devrait être accessible à tous, reste pourtant encore aujourd’hui un luxe. Un or noir dont le prix moyen avoisine les 2,40 € en salle selon la fédération des maîtres restaurateur. Néanmoins, le café, qu’il soit consommé en terrasse, en salle ou au comptoir, est devenu au fil des siècles une véritable tradition française. Loin d’être seulement alimentaire, le café est davantage un prétexte au dialogue ou à l’introspection, devenu un pilier de ce que l’on considère comme le partage à la française. Un partage qui n’est, comme souvent, réservé qu’à ceux qui peuvent se le permettre. Alors comment allier l’aspect communautaire du café avec les limites financières que représente sa consommation ? Loin de là l’idée que les consommateurs assis à leur table représentent une élite fortunée mais le constat demeure que ce fameux café entre amis n’est plus si inclusif qu’il n’en a l’air. Alors, comme souvent avec ce genre d’injustice, l’alternative provient des plus solidaires, et de l’initiative de bars désireux de perpétuer des décennies de partage ?
Écriteau posé sur le bar aux Sarrazins – Crédit : Mattia Vigliani
Une solidarité de proximité
S’introduit alors le concept de café suspendu, un fonctionnement simple à la hauteur de son objectif : Permettre à toutes personnes le désirant d’offrir son café à un inconnu dans le besoin. Une action d’autant plus encensée qu’elle s’inscrit dans le cadre de la solidarité de quartier. Se pose alors une question simple : sommes-nous plus tenté de donner aux personnes que l’on voit ? Aux Sarrazins, bar du quartier de Wazemmes à Lille, on offre « à ses voisins ». Nombreux sont les clients qui admettent être plus tentés de donner aux personnes arpentant les mêmes rues du quartier. Cependant, la question des limites de la démarche se pose. Les personnes qui devraient être aidées par cette initiative acceptent-elles réellement de percevoir cette solidarité, ou préfèrent-elles laisser leurs boissons ainsi que ce moment de partage au prochain venu ? Anouck, serveuse aux Sarrazins, l’affirme : « La formule fonctionne » et explique même devoir refuser aux personnes en ayant déjà bénéficier leur deuxième café suspendu pour plus d’équité.
Réunir sans diviser
Mais comment savoir si le bénéficiaire de la boisson était plus dans le besoin que son voisin ? À cette question, Anouck répond, très justement, qu’il est impossible de vérifier sans remettre en cause la bonne foi du demandeur. « Si une personne en exprime le besoin, qui serions-nous pour juger si oui ou non le demandeur en est digne ? » Le système de don permet de garantir l’anonymat du donneur comme du bénéficiaire. Anouck est transparente, Les Sarrazins étant un bar d’habitués, les consommateurs récurrents sont connus des serveurs comme des clients. Cependant, elle atteste n’avoir jamais été témoin d’un quelconque jugement envers un bénéficiaire. Tous l’affirment, aux Sarrazins, qui donne et qui reçoit n’est pas ce qui compte, on préfère mettre en avant les moments partagés. Peut-être que donner au café suspendu, c’est seulement se donner bonne conscience. Mais comme le fait remarquer Camille, cliente récurrente, cette conscience présente aux Sarrazins ne semble pas encore concerner tout le monde. Il lui semble important de relever que rares sont les initiatives similaires dans les quartiers « plus attractifs » de Lille. La misère ne concerne peut-être que ceux qui la voit.
Mathéo D’intorni
Les Sarrazins – Crédit : Mattia Vigliani
Édito
Faire du café suspendu une lutte contre l’individualisme
Le concept des cafés suspendus incarne une philosophie de partage et de solidarité humaine, souvent méprisée dans une société dominée par l’individualisme. L’égoïsme profondément ancré dans notre monde dresse des barrières invisibles à toute volonté de privilégier l’intérêt commun au détriment de l’intérêt personnel, et de l’action de payer un café à un inconnu sans en tirer de bénéfices. Jean-Jacques Rousseau écrivait déjà que l’homme, naturellement bon, est perverti par la société, qui le pousse à délaisser l’intérêt général pour ses propres ambitions. La société, au lieu de favoriser l’entraide et l’égalité, façonne des structures qui encouragent la domination des uns sur les autres et incitent les individus à se ranger derrière une logique individualiste. Dans ce cadre, toute initiative altruiste apparaît comme une anomalie, car donner sans attendre en retour va à l’encontre du modèle consumériste qui favorise l’accumulation et la rentabilité.
Offrir un café à un inconnu dans le besoin, sans condition ni attente, c’est reconnaître son humanité, au-delà de toute considération économique. Pourtant, notre société moderne tend à réduire les interactions humaines à des échanges marchands, où tout geste semble devoir être récompensé.
Le café suspendu, qui va à l’encontre de cette mécanique implacable, figure parmi une de ces initiatives solidaires qui restent trop rares car elles ne sont pas rentables, et pire, elles bénéficient à ceux que le système économique préfère ignorer : les plus précaires. Attendre des puissants qu’ils encouragent ces pratiques est illusoire. Ce sont les citoyens eux-mêmes qui doivent s’en emparer, dans un élan de volonté générale, pour qu’un jour, ces gestes de solidarité deviennent une norme et non une exception.
Pierrot Bouville
Vidéo : La sociabilité autour d'un café
Cette vidéo présente l’impact des cafés suspendus sur la sociabilité. Vous y retrouverez des témoignages de clients qui offre mais également de personnes qui travaillent dans ces cafés.
Vidéo de Mattia Vigliani
