Immersion dans le songe des artistes, les entrailles de Panorama 22 se dévoilent enfin
En dépit du contexte pandémique actuel, la commissaire d’exposition et historienne de l’art contemporain canadienne Louise Déry a transformé le Fresnoy en un véritable laboratoire scientifique et artistique. Entre réel enrêvé et rêve éveillé, l’exposition tourquennoise Panorama 22 révèle à son public les enjeux et dangers des sociétés occidentales actuelles.
« L’Art lave notre âme des poussières du quotidien. » Picasso avait cette perception de l’Art bien précise. Ses mots raisonnent d’autant plus aujourd’hui à l’ère d’un consumérisme producteur d’inégalités. Depuis le 15 octobre dernier, le Fresnoy, studio national des arts contemporains basé à Tourcoing, présente une exposition inédite sur le thème des « sentinelles ». Polysémique, ce mot fait « place au sens, au senti, et au sentiment », explique alors Louise Déry.
Le Fresnoy valorise chaque année de jeunes artistes internationaux au sein de son exposition. Cette année, les artistes invités s’éveillent, éveillent, et absorbent leur public. La perpétuelle mise en scène de contrastes floute les esprits et apporte un constat sur le futur du monde actuel.
Un regard qui plonge dans le présent et habite l’avenir
Plongé dans un malaise permanent, le public ne cesse de chercher le sens des œuvres. Troublé, perturbé, il admire. Dérouté, brouillé, il réfléchit. Enfin, il accepte. L’artiste a donc rempli son rôle, celui d’amener son public dans une réflexion profonde et complexe, représentant pour certaines œuvres l’infinité d’interconnexions dans le monde.
En quête d’éveiller les consciences, les artistes cherchent justement à rendre compte de l’état du monde actuel. La mise en scène de Moufouli Bello prouve à quel point les technologies, la surproduction et la consommation ont des effets néfastes sur les plus pauvres. Ce film est basé sur un échange binaire entre des jeunes consommateurs et des travailleurs ghanéens recyclant les déchets électroniques des premiers. Il cherche à éveiller les consciences en mettant un visage et des images sur les conséquences de ce consumérisme.
Murmures du loup de Chloé Belloc met en exergue la communication entre un frère autiste Asperger et sa sœur qui ne souffre d’aucun handicap. « C’est quoi grandir aux côtés de quelqu’un qui n’est pas sur terre, et qui ne le sera jamais ? », se demande-t-elle. Elle développe l’idée d’une communication autre que la langue pour entrer en contact avec lui, créer un lien par le biais des composants de la nature.
Un message politique
À l’instar de Banksy ou encore de Robin Bell, Paolo Cirio dénonce, s’exprime. Son œuvre Capture dénonce la surveillance numérique, la reconnaissance faciale et la violence policière. Il invite la foule à identifier et nommer ces policiers dont les images ont été diffusées sur la toile.
« Nous ne sommes pas dans le même camp. » Didier Lallemand, préfet de Paris, oppose le camp des forces de l’ordre au peuple. Paolo Cirio, par son œuvre discerne ces deux camps, les protégés et les démunis, les voyeurs et les vus.
1984 d’Orwell, publié en 1949, illustre parfaitement cette manière d’observer sans être vu. L’auteur évoque les composantes d’un régime totalitaire en insistant sur la privation de la liberté d’expression. « Big Brother is watching you ». Tous les faits, gestes et mots sont surveillés et contrôlés par les dirigeants de cet État.
Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur et encore maître mot de la ville de Tourcoing, a jugé irrecevable cette œuvre et l’a fait retirer de l’exposition en accord avec la direction. Cirio et Orwell exposent le même principe, le poids d’un regard extérieur sans pouvoir déterminer sa provenance, pourtant une seule œuvre est censurée : la plus récente… Solidaires, les artistes ont été. Réussite, l’exposition a été. Réduite, la liberté d’expression a été.
Maxime Iasoni
Un mot = un sens ?
Il y a des mots dont le sens se révèle avec évidence. Des mots simples et sereins. Puis il y a les mots complexes, qui questionnent et étonnent. “Sentinelles” en est ainsi. Qu’est-ce donc ? L’action d’entendre, comme le signifie son sens premier hérité de l’italien sentinella, de sentire ? Un métier de l’ancien temps, des soldats armés faisant les guets ? Les sentinelles sont-elles porteuses d’une seule logique ou bien peuvent-elles revêtir plus d’un sens ?
On a tendance à attribuer le terme “sentinelle” à l’idée de surveiller une situation. Nombreux sont les programmes de surveillance du gouvernement nommés ainsi. Les “sentinelles” devraient alors être perçues comme un œil veilleur, au regard toujours porté et presque indiscret ? À l’heure où s’érigent technologie et sécurité comme deux piliers nécessaires et complémentaires, on peut penser que, oui, les sentinelles nous surveillent.
Mais le hasard est bien fait, et un des derniers peuples autocrates de chasseur-cueilleur vivant coupé du monde extérieur sur l’île de North Sentinel porte le nom de Sentinelles. Coïncidence ou espièglerie des mots ? Qu’importe. Ici, leur nom s’oppose à l’idée traditionnelle du mot. Les Sentinelles n’espionnent pas mais se tournent vers elles mêmes. En ce sens, elles ne cherchent pas l’extérieur mais font introspection, cherchant à comprendre le monde par leur propre perception.
C’est plutôt cette idée que revêtit le Fresnoy : “décomposer le mot pour faire de la place au sens, au senti, au sentiment”. Faire partie des Sentinelles, c’est alors se questionner, s’éveiller, s’ouvrir. C’est être artiste, “en avant garde, en avant poste” de cette cité qu’est la vie afin d’en proposer sa perception aux autres.
Sarah Khelifi