Bicloubook, quand l’errance de la culture mène à l’itinérance
Depuis septembre 2020, c’est à vélo que Fernando Sanchez et ses livres se déplacent dans la métropole lilloise. Bicloubook est une bouquinerie ambulante pour laquelle son fondateur mouille le maillot afin de partager la culture.
Occupation de théâtres, vague de contestations et appels à l’aide durant la cérémonie des César, la culture semble au point mort mais bien décidé à se faire entendre. En arrière plan de ce charivari médiatique pourtant, certains acteurs de la culture ont la chance de pouvoir exercer leur métier. Fernando, Hellemmois d’origine chilienne, est l’une de ces petites mains qui tisse la toile culturelle française, resserrant ainsi les mailles d’un système trop souvent dépareillé.
“J’ai toujours eu ce moteur là de partager ce qui m’intéresse”
Avant l’idée, “il y a eu le déclic“, confie Fernando. Confortablement installé dans son canapé, l’homme explique que son envie d’aller vers les autres a toujours motivé le travail : “J’ai toujours eu ce moteur là, de partager ce qui m’intéresse.” En parallèle d’emplois divers, ce passionné de littérature intervenait déjà régulièrement dans des écoles du coin pour le plaisir de lire comme celui, de plus en plus rare, d’entendre les mots. Travailler en s’appuyant sur un outil qui lui plaisait vraiment devenait alors une nécessité. Fernando a décidé de s’engager vers la vente de livres qui, selon lui, nécessite de se rendre mobile pour aller à la rencontre des gens.
Une remorque, un vélo et c'est tout
Après plus d’un an de gestation, le projet voit le jour en septembre 2020. La mission de Fernando est simple en apparence mais nécessite une logistique claire : après être allé chercher les livres sur demande des particuliers, il sélectionne ce qui est vendable et pertinent et donne le reste à l’association Emmaüs. Répartis dans des caisses, les livres sont alors amenés jusqu’au point de vente. Un travail dense pour Fernando qui y ressent une grosse part de plaisir.
Malgré une remorque d’environ quatre-vingts kilos, Fernando jouit en effet d’une grande mobilité. L’image légère qu’il renvoie va de pair avec la popularité du vélo auprès des gens. Une alternative écologique qui lui permet de se rendre dans différents quartiers et ainsi d’appécier les différences de chacun d’eux : “Les gens ne donnent pas les mêmes choses ni n’achètent les mêmes livres en fonction des quartiers.“
Partager la "nourriture de l’esprit"
Les freins d’accès à la culture sont multiples et c’est à leur encontre que Fernando souhaite œuvrer. D’un point de vue économique, ce libraire ambulant souhaite rendre les livres accessibles quel que soit le portefeuille. En précisant qu’il est toujours possible de donner plus, les prix vont d’un à deux euros pour les formats poches et de trois à quatre pour les plus grands afin de toucher un maximum de monde.
De plus, le modèle itinérant qu’a adopté Fernando lui permet, en s’appuyant sur un modèle économique déjà existant, de combler les vides laissés par l’abandon d’un quartier ou de relativiser la gentrification d’un autre. En étant présent sur les marchés, les places publiques, les lieux culturels ou lors des événements de quartiers, la bouquinerie ambulante souhaite toucher des gens qui, pour des raisons éducatives, culturelles sociales, ne pousseraient pas la porte d’une librairie. De plus, en partageant sa passion au travers d’animations lectures, Fernando espère bien démystifier un bonne fois pour toute une littérature jugée parfois trop élitiste.
“S’intéresser à d’autres réalités, je le souhaite à tout le monde.”
Le partage est sans doute la valeur cardinale qui pousse Fernando à mettre le coup de pédale. Apporter à chacun cette nourriture de l’esprit devient même pour lui un prétexte pour s’intéresser à encore plus de choses. Cette entreprise est également l’occasion de donner la chance aux gens de s’intéresser à d’autres histoires, à d’autres modes de vie, à d’autres réalités et, ainsi, d’acquérir une ouverture d’esprit, cette ouverture d’esprit qui a forgé la personne qu’il est aujourd’hui.
Peu de recul mais beaucoup d’ambition
Malgré tout, cette initiative reste malheureusement encore trop marginale dans son impact face au travail qu’il reste à accomplir. De plus, Fernando ne peut encore vivre pleinement de son activité. Mais il reste optimiste et espère pouvoir remplir ses objectifs. Se dégager un salaire décent est l’un des enjeux de la consolidation du projet Bicloubook. Il espère également obtenir des emplacements attitrés dans différents quartiers de la métropole lilloise afin d’y effectuer des roulements. Fernando croit en un proche adoucissement des mesures sanitaires exercées à l’encontre du monde de la culture pour enfin pouvoir éclore dans le terreau culturel lillois.
Fernando avoue vouloir servir d’exemple, ou du moins d’expérience, pour tous ceux qui veulent s’inspirer de cette initiatives et, ainsi, rapiécer le tissu culturel français.
Mathieu Diseur
Zoom
Repenser l'accès à la culture en France
En 1959, le ministère des Affaires culturelles (devenu ministère de la Culture) est créé et attribué à André Malraux. L’une de ses principales missions était alors de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français ». Pourtant, plus de 60 ans après, la mission ne semble pas avoir été totalement remplie. En 2015, plus de 50 % des Français estimaient que les inégalités d’accès à la culture étaient assez ou très fortes.
Avec 5 sites classés au patrimoine mondial de l’UNESCO, 11 scènes nationales ou encore plus de 100 librairies indépendantes, la région Hauts-de-France bouillonne de culture. Or, comme partout en France, son accès est inégalement réparti. Situation géographique, sexe, catégorie sociale, tant de facteurs qui semblent déterminer, parfois dès la naissance, les possibilités d’accès à la culture.
Alors, à qui la faute ? À l’École, aux lieux culturels eux-mêmes ou à l’inefficacité des actions politiques ? Olivier Donnat dans l’ouvrage Culture & Société : Un lien à recomposer pointe du doigt les politiques culturelles, « le projet de démocratisation a peu à peu quitté l’horizon de la politique culturelle sans que personne n’assume explicitement la responsabilité de cet abandon ».
Une chose est sûre, dans un « monde d’après » où la culture ne serait pas reléguée au rang d’activité « non-essentielle », la démocratisation de celle-ci devra être un enjeu auquel nos dirigeants apporteront des solutions car, comme l’écrivait Freud : « Tout ce qui travaille à la culture travaille aussi contre la guerre ».
Martin Cousin