Émanciper la littérature lgbt+ par l’auto-édition
Face aux carcans de l’édition traditionnelle, les auteur·ice·s lgbt+ produisent leurs propres récits. Sara et Alice, de l’Atelier Nymphaë et Morgane Luc témoignent de leur choix pour l’auto-édition et montrent comment celle-ci est un puissant moyen d’émancipation pour la littérature lgbt+.
« Une première maison d’édition voulait une bande-dessinée jeunesse, ce qui nous limitait dans l’expression de la violence et de la sexualité. L’autre nous a reproché de n’avoir que des personnages lesbiens et aucune femme attirée par les hommes », témoignent Sara et Alice, connues sous le nom de l’Atelier Nymphaë. Leur bande-dessinée, Monocle et brin de violette, a été retenue par deux grandes maisons d’édition qui ont coupé le contact après leur refus de se plier aux modifications conseillées.
L’édition traditionnelle est à l’image d’une statue classique. Imposante, figée dans le marbre et encadrée par de rigides normes esthétiques. Parfois, elle joue le jeu de l’inclusivité et se peint de couleurs arc-en-ciel, mais ses récits lgbt+ se cantonnent au militantisme et aux romances gays stéréotypées entre deux jeunes hommes blancs et bourgeois. Selon Morgane Luc, autrice auto-éditée, l’édition traditionnelle privilégie les identités lgbt+ « socialement acceptables », au détriment des autres qui constituent pourtant la majorité de la communauté lgbt+. Ces dernières doivent rester marginales au risque de perturber le schéma familial traditionnel.
Le jardin sauvage de la littérature
Pour se libérer de ce joug, pas le choix, il faut s’aventurer dans l’auto-édition. Véritable jardin sauvage de la littérature, les œuvres y poussent sans contraintes et forment des personnages lgbt+ vivants, plus complexes et authentiques, loin des stéréotypes. Morgane a écrit Frontière Numérique, un roman cyberpunk, dans lequel l’identité queer* des protagonistes « fait partie intégrante de leur personnalité et leur vie » sans néanmoins être au « centre du roman ». Elle n’introduit pour cela les expériences lgbt+ « qu’après la première moitié du récit, quand les lecteur·ice·s sont déjà attaché·e·s aux personnages et à leurs problématiques personnelles ».
Renverser la norme
L’auto-édition est un contre-pouvoir. Les auteur·ice·s marginalisé·e·s y cultivent leurs histoires et créent des récits alternatifs qui renversent la norme. Alice et Sara encouragent les personnes queers à semer leurs propres récits sans attendre que d’autres le fassent à leur place. Dans Monocle et brin de violette, ainsi que dans Conte d’Anouvÿe (une nouvelle illustrée dans l’univers de la bande-dessinée), elles s’efforcent de mettre en scène différentes façons de vivre le lesbianisme, ainsi que des « lesbiennes qui ne sont pas que lesbiennes, mais aussi racisées, trans, grosses… », inspirées de leur cercle d’ami·e·s.
L’auto-édition permet d’ailleurs l’expression des sous-culture lgbt+, effacées dans l’édition traditionnelle. Sara et Alice s’identifient elles-mêmes comme un couple butch/fem* et explorent cette dynamique dans Monocle & brin de violette, car « elle est souvent mal comprise, stigmatisée et accusée de reproduire l’hétérosexualité ».
À l’image d’un lierre perçant la végétation pour grimper sur la statue, les ouvrages lgbt+ sortent des milieux niches et séduisent des lecteur·rice·s non-concerné·e·s. Mais la majorité des ventes se réalisent auprès d’un lectorat queer, à la recherche de récits par et pour elleux. Alice et Sara mentionnent l’importance de la solidarité intracommunautaire. Les participant·e·s à la campagne Ulule* de Conte d’Anouvÿn n’ont pas hésité à la repartager en masse en insistant sur l’importance du casting lesbien. Sara explique qu’elles soutiennent elles-mêmes les projets queers, même s’il ne s’agit pas d’un coup de coeur, car il est « important de se soutenir entre artistes marginalisé·e·s ».
Carla Ramond
Photos Clémence Luczak
*Lexique:
— queer : désigne une personne dans l’orientation et/ou l’identité sexuelle ne correspond pas au modèle dominant, ici utilisé comme synonyme de « lgbt+ » pour insister sur le caractère marginalisé.
— butch/fem : terme utilisé dans la sous-culture lesbienne pour désigner un couple entre une lesbienne butch (dite masculine) et une lesbienne fem (dite féminine).
— campagne Ulule : campagne participative afin d’avancer les frais d’un projet sur la plate-forme Ulule.
Voyage dans l’univers encodé de Frontière numérique
Lorsque les lecteur.ices se plongent dans l’histoire cozy cyberpunk de Frontière numérique, ce sont les relations entre les personnages autour d’une bataille acharnée contre une IA surpuissante où leurs personnalités se révèlent malgré leurs doutes qui les marquent. Au sein de KRONOS, les liens se nouent.
L’handicap d’August, le mécanicien prothésiste et de sa sœur Eden, voleuse de profession, est tout de suite abordé dans le livre. Les difficultés qui en résultent, les souffrances mais aussi l’adaptation des personnages sortent des clichés misérabilistes sur les personnes handicapées. Un souhait de l’auteure, elle-même handicapée.
Les personnages sont aussi queer. L’auteure a volontairement fait en sorte d’intégrer ces informations au fil de l’histoire pour que ce ne soit pas seulement cela qui les définisse. On apprend que la hackeuse, Mika, est trans au milieu du roman, Jae, l’évadé de la Ville et August se mettent en couple sans que leur genre ne soit un sujet. Eden est asexuelle et aromantique, ce que l’on apprend au cours d’une conversation. Yuichi, coincé dans le monde virtuel, ne parle pas de son identité. Une telle diversité de personnages, ce n’est pas anodin. L’auto-édition permet cela, contrairement à des maisons d’éditions peut-être un peu trop frileuse face à des personnages queer.
Le monde de Frontière numérique est justement marqué par une frontière : un Mur séparant la Grande Ville (Tokyo) et la Banlieue. Seul.es les plus fortuné.es ont accès à la Grande ville et ce n’est pas le cas des personnages de Morgane Luc. Dans la Banlieue, iels évoluent à travers les souterrains. La science-fiction a toujours été politique et c’est bien évidemment une critique du capitalisme et de ses conséquences que l’auteure dépeint. Dans la Grande Ville, les habitant.es peuvent avoir des membres organiques tandis que dans la Banlieue les prothèses mécaniques font l’affaire et s’abîment au bout de quelques années comme pour Eden et August. L’injustice se dévoile sans être dénoncée, subtile et présente partout : l’écrivaine a réussi à tendre un miroir vers la société actuelle.
Helena Barrault
Interview avec le fondateur de CROÂfunding autour de l'auto-édition de la littérature lgbt+
Marine Wagnez