À Lille, la librairie ambulante Bicloubook renverse les habitudes de consommation en laissant aux clients le pouvoir de fixer eux-mêmes les prix. Entre décloisonnement de la culture et remise en cause des logiques marchandes, le prix libre est présenté comme une alternative émancipatrice.
Sur les tables du café Le Cirque, rue des Postes à Lille, une centaine de livres sont proprement agencés dans des bacs, d’autres sont entreposés dans une remorque de vélo laissée sur le côté. La librairie ambulante Bicloubook n’est pas une bouquinerie comme les autres : aucune indication quant au prix de ses livres. A la place, une pancarte posée sur la terrasse annonce « vente à prix libre ». « Les livres que vous voulez au prix que vous voulez », lance Fernando, le gérant de Bicloubook. Quelques passants s’arrêtent, étonnés et amusés : « On peut vraiment payer ce qu’on veut ? »
« On peut vraiment payer ce qu'on veut ? »
Il faut dire que la pratique a de quoi surprendre les non-initiés. Ici, ce n’est pas le vendeur qui fixe les prix, mais bien le client. « On ne se dit plus combien ça va me coûter, mais combien je peux donner. C’est un véritable renversement de la pensée marchande », explique Fernando en souriant, « et puis, pour moi, c’est plus pratique. Je n’ai pas à réfléchir aux prix de vente. » L’un des livres, indiqué 29,95€ à prix neuf sur la quatrième de couverture, est cédé contre une pièce de deux euros à une jeune femme.
Fernando a également installé des dépôts auprès de quelques cafés lillois, dans lesquels il laisse une dizaine de livres en vente libre. Des objets sans prix… et même parfois sans vendeur : le décalage avec les habitudes de consommation est total. « C’est génial, on n’est plus dans une relation économique, ça laisse plus de place à la discussion, au relationnel ! »
Ni prix, ni vendeur
Depuis maintenant plusieurs années, le prix libre se répand comme une alternative à la billetterie classique lors d’événements culturels. Cependant, il n’est aujourd’hui que très rarement utilisé pour vendre des objets physiques. « Aux yeux des gens, un objet a une valeur et doit donc avoir un tarif précis », explique Fernando. Parfois, des clients, légèrement déboussolés, lui demandent un prix conseillé.
Si pour certains, le prix libre est un simple moyen de faire de bonnes affaires, pour d’autres, c’est véritablement l’unique façon de pouvoir accéder à la culture : huit euros l’entrée au musée, une vingtaine d’euros pour un livre neuf, près de trente euros la place de concert. Et si des alternatives existent pour réduire la barrière économique (tarifs étudiants, précaires), ici, tous sont logés à la même enseigne. Personne ne sait combien il est censé donner, donc chacun est légitime de fixer le prix qui lui convient. « Une fois, quelqu’un m’a même donné 50 centimes pour 6 livres… », se rappelle Fernando, « mais je ne juge jamais les gens ! »
Logan, un sans-abri, a par exemple acheté trois livres pour un euro. « Ça me dépanne. C’est tout ce que je peux donner. » Il en profite pour rapporter un ancien livre qu’il a terminé de lire : « Je l’ai fini, je le ramène. C’est normal. »
« Vous faites pas ça pour une asso ? »
Car si Fernando peut vendre ses livres à prix libre, c’est parce que lui-même ne les achète pas. En plus des collectes qu’il organise régulièrement, certains clients, comme Logan, lui rapportent des livres déjà lus, ce qui lui permet de ne rien débourser en achats. Accueilli gratuitement dans des terrasses de café, le libraire itinérant ne paye pas non plus de loyer.
« Beaucoup me demandent si j’arrive à en vivre. Ils pensent que je fais ça pour une association », concède-t-il. Le bouquiniste, qui doit occuper à côté un emploi à temps partiel, l’avoue d’ailleurs : sans ces contributions, son affaire à prix libre ne lui permettrait pas de subvenir à ses besoins.
Vincent Amar
VIDÉO
Un choix toujours applicable ?
Hugo Bauer
Rétrospective
Le prix libre : depuis quand ?
Né au début des années 1980, le prix libre s’ancre d’abord au sein du milieu artistique et s’étend rapidement jusqu’à celui de la restauration. Ainsi, de 1984 jusqu’aux années 2000, des restaurants australiens et américains proposent des menus à prix libre, sans pour autant espérer tenir sur le long terme.
Or, dans le milieu musical, il tend à s’imposer comme une bonne alternative aux tarifs fixes. Début 2000, des artistes comme Jane Siberry ou Jeff Rosenstock mettent le prix libre sur le devant de la scène pour la première fois, proposant à leurs fans de fixer eux-mêmes le prix qu’ils sont prêts à mettre dans un album.
Le prix libre obtient une nouvelle renommée en 2007 lorsque le célèbre groupe de rock britannique Radiohead applique ce même système de vente à leur septième album, In Rainbows. Avec 3 millions de dollars de bénéfices et des centaines de milliers de consommateurs touchés, cette sortie est sûrement l’événement à prix libre le plus important de l’histoire.
En 2008, la crise économique « des subprimes » renforce la méfiance vis-à-vis du système capitaliste en place, rendant le prix libre plus attractif, au-delà des anarchistes et de la gauche alternative.
Et depuis ? Rien de concret ou très peu. Hormis outre-manche, le « Pay What You Want » paraît être au point mort. Le prix libre semble aujourd’hui se limiter aux sphères libertaires et altermondialistes, bien loin du succès qu’on aurait pu lui pressentir il y a une vingtaine d’années.
Arthur Betton