Quand la littérature jeunesse se mêle à l’inclusivité
A la médiathèque L’Odyssée de Lomme, la représentation dans la littérature jeunesse est un sujet de plus en plus réfléchi par les bibliothécaires qui prennent très à cœur la question de l’inclusivité depuis quelques années. Entre déconstruction des stéréotypes de genre, lutte contre les discriminations racistes et ouverture du champ des possibles de l’amour, les livres pour enfants essayent de parler à tous.
Assis sur des petits poufs colorés, les enfants écoutent avec grande attention les histoires que Corinne et Nathalie leurs content. Derrière eux, les parents les regardent avec tendresse et semblent tout aussi captivés que leurs petits par les récits des conteuses. Ici, les enfants rentrent dans les univers de Julian qui est une sirène ou de princesse Pimprenelle qui veut se marier avec princesse Aliénor.
Photo de la bibliothèque de Villeneuve d’Ascq par Eva Caroul
Cette lecture intitulée « Marre du rose » est un des nombreux évènements organisés par la médiathèque de Lomme pour plus de représentativité dans les livres pour enfants. Corinne Telmat, responsable jeunesse de l’Odyssée, est notamment à l’origine de la création d’une malle composée uniquement de livres luttant contre les stéréotypes de genre. Cette malle, à destination des enseignants, permet selon elle de « faire un véritable travail de fond avec les élèves » car quand on est enfant, les jeux et la culture sont un vrai levier pour élargir les systèmes de pensées et de représentations.
« Dans ce livre, les filles peuvent faire pareil que les garçons ! »
Charly, une enfant venue assister avec sa maman à la lecture de contes, évoque un de ses livres préférés en s’exclamant : « Dans ce livre, les filles peuvent faire pareil que les garçons ! » Sa maman constate que depuis son entrée à l’école, les choix de sa fille ont changé, influencée par son nouvel environnement qui la socialise à de nouvelles normes : « Elle se dirige maintenant beaucoup plus vers le rose et les paillettes. »
La question ici n’est pas le rose ou les paillettes en elles-mêmes mais plutôt l’importance des représentations inculquées aux enfants dans leurs choix et leurs visions des autres. Les livres semblent alors être pour Charly un moyen de contrebalancer les normes genrées qu’elle incorpore en lui montrant qu’elle aussi est capable de jouer au football, courir très vite et faire des mathématiques.
Conscients de l’impact qu’a la littérature jeunesse sur leurs enfants, les parents sont alors les premiers demandeurs de plus d’inclusivité dans les livres qu’ils empruntent ou achètent. Pour la plupart, cela paraît totalement absurde de représenter qu’une toute petite minorité de la population. Pourquoi exclure la majorité des enfants alors même que les livres sont censés être une bulle confortable pour eux ? Angelina, libraire responsable du rayon jeunesse à la librairie Le Bateau Livre, est témoin de cette demande qui augmente de manière exponentielle.
Elle se souvient d’une situation récente, quand une mère est venue lui demander des conseils de lecture pour sa fille moquée à l’école à cause de ses cheveux crépus. Pour cette maman, pas question de laisser sa fille croire que ses cheveux ne sont pas jolis. Angelina lui a alors conseillé le livre Comme un million de papillons noirs de Laura Nsafou espérant que cette lecture lui permettra de se sentir valorisée à travers la représentation d’un personnage qui lui ressemble et qui a le même vécu qu’elle.
Face à la demande de plus en plus grande, les offres de livres pour enfants inclusifs se multiplient. Corinne Telmat assure qu’aujourd’hui elle n’éprouve plus aucune difficulté à se procurer des livres qui parlent à tous les enfants : l’offre est très grande, elle peut demander des conseils à des associations et se tourne vers des librairies spécialisées, une de ses préférées étant Violette and Co à Paris.
Façonner un monde plus ouvert
Dessin de Eva Caroul
Mais au-delà d’aider les enfants à s’accepter, la littérature jeunesse a un véritable pouvoir structurant sur la société.
Corinne raconte qu’il lui arrive de recevoir des réactions négatives d’enfants sur la défensive vis-à-vis de certaines représentations. Elle se souvient d’un garçon de 10 ans qui a eu une réaction épidermique à la vue d’un drapeau arc-en-ciel dans la médiathèque.
« Tout le monde autour était consterné face à l’homophobie de ses propos. » Mais elle ajoute que c’est un cas tellement exceptionnel qu’après plusieurs années, elle s’en souvient encore. Dans ce genre de situation, la lecture et les jeux semblent être de véritables leviers pour engager une discussion avec l’enfant et l’amener à la réflexion sur ses propos.
Corinne se réjouit de voir la société se diriger dans le sens de l’inclusivité et elle est admirative de l’ouverture d’esprit dont font preuve les jeunes aujourd’hui : « J’ai le sentiment que pour eux l’orientation sexuelle n’est même plus une question ! » Elle a l’intime conviction que le développement de la littérature jeunesse inclusive a accompagné cette évolution de la société car les jeunes d’aujourd’hui sont les enfants d’hier.
Représenter sans stéréotypes toutes les manières d’être un être humain permet aux enfants de comprendre que « l’autre n’est pas quelque chose dont il faut se méfier ».
Clara Boutrand
Vidéo réalisée par Eloïse Adamo
Deux questions à la sociologue spécialiste de l’éducation : Juliette Verdiere
Il y a beaucoup d’études qui ont été faites sur le fait que les ouvrages transmettent des stéréotypes. Ça a été beaucoup fait sur l’analyse des albums enfants, en regardant comment était représenté la femme et l’homme. Ça nous montre que de façon induite, il y a des stéréotypes qui sont transmis à travers ces histoires. Donc, si on étudie à quel endroit il y a des stéréotypes et qu’on essaie d’ouvrir et de ne pas être dans cette lignée là, obligatoirement ça peut avoir une influence sur le fait que ces nouvelles représentations deviennent « normales ». Il faut que ces représentations aient la même force que les stéréotypes, d’une certaine façon. C’est important que ça ne soit pas le centre des histoires mais que ça soit un contexte. Et que ces représentations soient vu comme quelque chose qui ne se questionne même pas.
En primaire, dans les programmes, il faut traiter de l’égalité entre tous les individus, qu’ils soient différents d’un point de vue socio-économique ou du genre. La sensibilisation à l’égalité, déjà simplement hommes-femmes existe. Mais ça a été compliqué en 2013 quand il y a eu l’ABCD de l’égalité*. Ça a levé beaucoup de boucliers de la part de certains qui voyaient ça comme une intrusion de l’école dans ce que les familles voulaient transmettre comme valeurs. Sur les questions d’orientations sexuelles, c’est tout de suite plus délicat parce qu’il y a très vite eu des amalgames de fait et de la fausse information. D’un côté, l’institution dit qu’il faut lutter contre tout ce qui est violence, harcèlement, propos homophobes, transphobes. Et en même temps, il y a le souci qu’elle ne
soit pas intrusive dans ce que les familles veulent transmettre à leurs enfants.
*Le programme “ABCD de l’égalité” a pour objectif de combattre les stéréotypes de genre à l’école. Proposé par Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre des Droits des femmes, il a été introduit de manière pilote dans des classes de maternelles et élémentaires en 2013.
Carla Bitto