Quand le cinéma révèle les travailleurs invisibles
Le Guinéen Abou Sangare a décroché, grâce à son rôle dans le film L’Histoire de Souleymane, le prix du meilleur acteur à Cannes, tout en étant la cible d’une obligation de quitter le territoire français. Cette fiction, réalisée par Boris Lojkine, mettant en scène le parcours quotidien d’un livreur de repas à domicile sans-papiers sollicitant le droit d’asile, questionne l’existence fragile des travailleurs sans-papiers en France. Elle est sortie en salle le mercredi 9 octobre 2024.
À Rouen, le 16 octobre, l’auditoire est suspendu aux lèvres du réalisateur dans la salle rénovée du cinéma d’art et d’essai de Rouen. Ils sont avocats, sages-femmes, syndiqués, retraités, accrochés pendant une heure et demie à Souleymane, ce protagoniste livreur de repas à Paris. Particulièrement touchés par le film et, par leur activité, par l’immigration, ils interrogent Lojkine sur le processus de création de l’œuvre. Il explique alors que son déclic s’est manifesté ainsi : pourquoi engager des acteurs professionnels pour jouer des hommes dans une situation dont ils ne connaissent rien ? Lui et sa collègue Delphine Agut procèdent alors à un casting « sauvage » de sans-papiers et trouvent Abou Sangare, en cours de régularisation. Soucieux d’éviter les clichés récurrents du cinéma mainstream français, Lojkine précise : « J’ai réécrit le scénario pour qu’il convienne aux acteurs guinéens et ivoiriens, dans leur manière de parler et de ressentir. »
Abou Sangare est l’un des rares sans-papiers à avoir eu cette opportunité en France. De plus, son rôle ne lui a pas assuré de régularisation automatique ; il attend toujours une réponse de la préfecture. Les 700 000 sans-papiers en France, souvent jugés illégitimes, sont ici reconsidérés. En embauchant Sangare, Lojkine viole la loi interdisant aux sans-papiers de travailler. C’est là que se dessine un faux-semblant que Gérard Gonach, un des responsables du collectif migrants de la CGT, dénote : « Ils ont plus de chances d’être régularisés s’ils travaillent, car la société considère qu’ils ont plus de valeur. » Pour Gérard Gonach, les sans-papiers sont inhérents au système économique français. Vulnérables, ils sont souvent surexploités. Cette ambiguïté est reflétée par les « circulaires de régularisation », comme celle de Valls de 2012, qui n’est pas opposable devant les tribunaux, renforçant l’arbitraire préfectoral.
« On ne peut pas prétendre appartenir à la classe ouvrière si on en exclut une partie d’elle-même »
Alors, dans l’attente d’une régularisation, les sans-papiers se trouvent surtout dans les derniers niveaux de sous-traitance, endossant les conditions de travail les plus dures. Du point de vue du numérique, non seulement le statut de livreur sans-papier, joué par Sangare, représente de fait la situation socio-professionnelle la plus précaire, mais la requalification même des métiers autour de cette économie n’est pas encore acquise chez les travailleurs français. Dans le cas du droit d’asile, l’OFPRA établit elle aussi un cadre très restreint, dans lequel les réfugiés économiques, comme Souleymane, n’entrent pas. Les syndicats comme la CGT cherchent alors à politiser leur cause, en appliquant le répertoire syndicaliste à leur situation, récupérant parfois des salaires non versés ou contestant des licenciements abusifs. Pour Gérard, « on ne peut pas prétendre être pour la classe ouvrière si on exclut une partie d’elle-même », rappelant la marginalisation des sans-papiers au sein même des équipes syndicales.
Avec L’Histoire de Souleymane, le réalisateur met en lumière des individus « que vous connaissez si vous commandez chez Uber Eats, mais dont vous ne savez rien ». En projetant des images en courte focale, sans musique, il permet au spectateur de s’immerger totalement dans le quotidien brut d’un sans-papiers, qui a réellement une histoire, un passé. Malgré l’accueil positif à Cannes, le militant de la CGT dénonce la stigmatisation des étrangers, exacerbée par le climat politique actuel : « Le pire, c’est quand on les associe aux criminels, comme si la catégorie d’étrangers recouvrait uniformément des criminels et des gens qui bossent. » La politique de droite et d’extrême droite contre l’immigration pousse les préfets à durcir leur politique. Le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, appelle même aux « régularisations au compte-gouttes ».
Par Dounia Louvard
BILLET D’HUMEUR :
L’intégration, fantasme néocolonial et outil de domination
Depuis les années 2000, l’Europe traverse diverses crises migratoires qui divisent tant la population sur le plan national que les pays au sein de l’UE. En 2010, de nombreux chefs d’États comme N. Sarkozy, A. Merkel ou D. Cameron annoncent officiellement l’échec du multiculturalisme.
Multiculturalisme ? Le multiculturalisme signifie la cohabitation et l’échange simultané de plusieurs cultures dans un même espace, une même société, et dans une dynamique d’enrichissement. Ainsi, ce concept semble être l’objet de valeurs universalistes et humanistes. Il est pourtant étonnant de voir de quelle façon les politiques européennes ont tenté de s’emparer de cet idéal. Depuis les années 1990, les gouvernements occidentaux ont restreint leur politique d’intégration. Certains statuts légaux ont vu leurs conditions d’accès se durcir et requièrent désormais des critères d’intégration plus élevés. Le mot « intégration » devient un indicateur d’une frontière entre les bons immigrés et les mauvais. On constate donc largement que ce terme est remanié pour atténuer la violence des volontés politiques en place. L’effacement d’une culture qui embarrasse au profit d’une autre « légitime ».
L’intégration est perçue comme un devoir pour les migrants arrivant sur le territoire, et il n’est pas rare d’entendre dans le champ médiatique qu’après tout « ils pourraient faire un effort quand même ».
Maëlle Piriou