Dans la classe de Laëtitia, des ateliers ludiques pour comprendre ses émotions
A Wattrelos, la classe de grande section B de l’école de l’enfant Jésus bénéficie depuis septembre d’ateliers sur les émotions. Organisés une fois par semaine par la maîtresse Laëtitia Delbarre et l’éducatrice spécialisée Céline Bilbaut, ces ateliers ont pour but de favoriser le développement des enfants.
Enseignante depuis 30 ans, Laëtitia a souhaité mettre en place des activités en lien avec les émotions suite à un constat : trop envahissantes et mal comprises elles entravent l’épanouissement scolaire des enfants. La maîtresse souligne par ailleurs que « l’enfant arrive souvent avec un trop plein d’émotions à l’école, ce qui n’est pas propice à leur apprentissage ».
Un projet mûrement réfléchi
Le déclic s’est produit quand elle a été affectée en maternelle : « J’avais l’habitude de travailler avec les grands, donc quand je suis arrivée chez les petites sections j’ai eu comme un choc. Je me souviens d’un élève difficile qui arrivait toujours en pleurant et qui faisait de grosses colères », confie-t-elle. Dans ce genre de situation, Laëtitia troque sa casquette d’institutrice pour celle de nourrice et passe plus de temps à soigner qu’à enseigner.
Pendant 3 ans la maîtresse a ainsi travaillé sur les émotions. Elle s’est renseignée en faisant de multiples recherches et a expérimenté quelques exercices avec sa classe de CE1. Riche de ses expériences et emplie de motivation, Laëtitia s’est lancée dans l’aventure à la rentrée 2019. Son projet a alors été piloté par Céline, conseillère en parentalité et éducatrice spécialisée, suite à l’appel passé par l’association des parents d’élèves.
L’éducation émotionnelle c’est quoi ?
Au-delà du côté ludique, c’est une véritable éducation aux émotions que propose le duo. « Il y a plusieurs objectifs à ces ateliers : d’abord que l’enfant apprenne à dire ce qu’il ressent, ensuite qu’il puisse exprimer ce dont il a besoin et enfin qu’il puisse trouver tout seul des solutions », souligne Céline. En apprenant à reconnaître leurs émotions, les enfants se comprennent mieux, ce qui les aide à mieux les vivre. Résultat : ils sont plus calmes et plus attentifs en cours.
Repenser sa façon de faire pédagogie
Derrière ce succès se cache un concept clé : l’autonomie. « L’idée c’est de leur donner des outils pour être autonome, car je ne peux pas gérer les émotions de 29 élèves en même temps », explique Laëtitia. Pour ce faire, Céline a mis en place les « messages clairs », un dispositif de communication qui permet d’exprimer à l’autre ce que l’on ressent. « A la récréation, les enfants ne viennent plus me voir pour régler leurs problèmes, ils le font d’eux-mêmes grâce aux messages clairs. »
Les deux acolytes insistent d’ailleurs beaucoup sur le fait que les enfants sont pleinement acteurs de cette éducation. « Il peut arriver pendant un cours qu’un élève se lève et aille dans l’espace émotions pour se calmer ou se reposer. Ca peut être déroutant au début, mais c’est essentiel pour bien vivre ensemble et créer un cadre d’apprentissage épanouissant. » Toutefois, la question des émotions n’a pas tout de suite été une évidence pour Laëtitia. N’étant pas formée à cela, « il faut passer par une remise en question et déconstruire sa conception de la pédagogie, car un enfant peut aussi exprimer son ressenti et son besoin », précise-t-elle.
Ce projet a su convaincre parents et professionnels de la petite enfance, qui ont demandé conseil à l’institutrice et à l’éducatrice afin de recréer un cadre similaire à la maison ou au travail. Une initiative qui conquiert donc les cœurs et les esprits, et qui promet des évolutions positives sur l’épanouissement des enfants au sein du système scolaire. Pour Céline, « il y a une nécessité aujourd’hui de faire de l’éducation aux émotions pour faire l’éducation scolaire ».
Eudeline Boishult
Le rôle des émotions dans l'apprentissage
Maëva Chirouda
Zoom : L’atelier des émotions comme outil de lutte antisexiste
Après plus de 100 ans à célébrer la « journée des droits des femmes »1, l’actualité force à constater que le patriarcat a encore de beaux jours devant lui. Pour ne pas tomber dans le fatalisme, il est temps de s’attaquer à la racine du problème en agissant contre les stéréotypes de genre dès l’enfance.
A cet égard, l’éducation aux émotions à l’école s’impose comme un moyen de lutter contre l’emprise qu’ont les codes d’une société patriarcale sur la construction de soi. En effet, les adultes de demain seraient bien plus sensibles aux questions d’égalité des sexes s’ils pouvaient s’exprimer librement sur ce qu’ils ressentent, dès le plus jeune âge et ce, sans être influencés par la vision stéréotypée de ce que doit être une fille ou un garçon.
C’est en tout cas l’hypothèse de la philosophe et psychologue américaine Carol Gilligan2. Selon elle, nous sommes aujourd’hui éduqués dans un système qui valorise la réduction des émotions, en entourant l’individu d’une carapace qui le protège des différents chocs de la vie. On apprend ainsi aux garçons à ne pas pleurer, car se laisser guider par ses émotions signifie perdre le contrôle de soi et faire preuve de faiblesse. On apprend également aux filles à ne pas montrer leur colère, à préférer consigner silencieusement joies et peines dans un journal intime, car se faire remarquer en public est très mal perçu. L’ordre inégalitaire imposé par le patriarcat persiste donc en partie pour des raisons psychologiques : le féminin rime avec sensibilité3 tandis que le masculin est dénué de sentimentalisme.
Au moment où l’enfant en pleine construction identitaire est encouragé à rentrer dans l’une de ces cases arbitrairement imposées, l’« atelier des émotions » offre la possibilité d’un espace d’expression sans jugement. Instituer dès l’école un moment où chacun peut se faire entendre permet alors de créer un cercle vertueux grâce auquel tendresse, colère, passion ou encore effroi ne seraient plus des émotions genrées mais simplement humaines.
1 La première « National Woman’s Day » a eu lieu aux Etats-Unis en 1909, les dates et appellations de cette journée ont ensuite varié selon les périodes et les lieux
2 Cette idée est notamment défendue dans son dernier essai avec Naomi Snider, paru en 2018 et intitulé Why does patriarchy persist ? (Ed. Cambridge Polity Press)
3 Carol Gilligan est aussi connue pour sa théorisation de « l’éthique du care » selon laquelle l’éducation au soin, à l’attention portée à l’autre, est exclusivement féminine.