Urbanisme et féminisme: comment réconcilier les femmes avec la ville ?
“La ville est une mémoire organisée, les femmes sont les oubliées de l’histoire.” Hannah Arendt.
Lauren Bastide, journaliste et autrice du livre Présentes explique que lorsque l’on observe l’utilisation de l’espace par les individus sous le prisme du genre, on constate que les femmes ne s’attardent pas dans l’espace public. La rue constitue pour elles un espace de transit. Les hommes, quant à eux s’arrêtent, s’installent, discutent, et s’approprient l’espace.
Un problème historique
“Rien n’indique en apparence que les politiques publiques mettent en œuvre des pratiques de différenciation sexuée vecteur de discriminations. Cependant, l’espace urbain véhicule les normes dominantes, dont celle du genre”, explique Sylvette Denèfle, professeure de Sociologie à l’Université François Rabelais de Tours. On voit alors les villes fonctionner comme des modèles reproduisant les pratiques sociales. Lieu de mémoire et espace d’investissement, la ville serait donc un miroir des liens homme/femme. Seulement 4% des rues en France portent des noms de femmes et seulement 37 statues sur 350 représentent des femmes dans l’espace public parisien (Femmes et villes, Christel Sniter).
Thomas Werquin, urbaniste chez Axe Culture nous explique que son métier s’organise autour d’une problématique simple : les besoins des habitants. Le Schéma de Cohérence Territoriale se soucie avant tout du bien être des individus et de l’attractivité de la ville. Thomas Werquin raconte également avoir beaucoup travailler avec des femmes, notamment dans l’Oise ou avec l’agence de l’Artois, même s’il conçoit que ce ne soit pas si paritaire dans toutes les agences. Il explique que depuis les années 50, la ville se construit sur des schémas d’organisation spécifique. A l’époque, l’activité professionnelle étant majoritairement occupée par des hommes, l’organisation de l’espace s’est calquée sur les besoins de ses utilisateurs dès lors presque exclusivement masculins. Aujourd’hui Thomas Werquin dit travailler dans une logique d’organisation du territoire qui s’inscrit dans une mutation complète de la manière de penser l’espace publique : “Non pas spécifiquement pour les femmes mais pour les habitants, non pas pour les mères mais pour les parents.” Selon lui, les problématiques abordées par les féministes sont de l’ordre de décisions politiques.
Le genre et la ville, une question politique
Au regard des budgets et des investissements fait pour aménager l’espace urbain, une différenciation sexuée manifeste apparaît. Beaucoup de choses ont été essayées notamment en matière d’équipements et de loisirs. “Les garçons sont les utilisateurs majoritaires de ces équipements mais pas les filles, et à partir d’un certain âge il n’y a plus de filles du tout. 85% du budget pour les équipements publics programmés dans les quartiers sensibles vont à des activités majoritairement pratiquées par des hommes”, explique Sylvette Denèfle. Il y a donc quelque chose à faire au niveau des modèles d’équipements, qui ne correspondent pas aux activités assignées aux différents sexes. Les débats sont nombreux sur le sujet et les actions difficiles à mener. Difficiles mais pas impossibles !
A partir des années 2000, les réseaux de recherches Women in Science, Gender and Diversity and Urban Sustainabily, Urban Women (UNO), Women in cities, Generourban, et Dynamic cities need women, ont fortement participé à la prise de conscience sur ces questions. L’impulsion la plus décisive est venue de la part des institutions européennes. La Charte de Leipzig, pour les villes européennes durables et la Charter on Sustainable European Cities (2007) ont souligné la nécessité de stratégies globales. Les exigences de luttes contre les discriminations sont devenues des conditions pour beaucoup de financements.
Le 25 Octobre 2017, Marlène Schiappa, à l’époque la secrétaire d’Etat chargée de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes, expliquait que le gouvernement créait un “budget sensible au genre pour la première fois […] ça veut dire qu’on flèche les dépenses publiques pour savoir si elles sont utilisées de façon mixtes et équitables ou plus pour les hommes ou plus pour les femmes et ensuite on rééquilibre”.
De multiples initiatives
D’autres initiatives ont émergées avec des actions menées par des associations féministes comme le collectif Nous Toutes qui placardait en 2019 à Paris des fausses plaques de rue, en papier, portant le nom de femmes illustres. Caroline de Haas, initiatrice du mouvement Nous Toutes et fondatrices de l’association Osez le féminisme proposait l’élargissement des trottoirs. Chris Blache, anthropologue urbaine et Pascale Lapalud, urbaniste, sont les fondatrices de l’association Genre et Ville (2012). Au sein du collectif Les Monumentales, elles ont œuvré pour faire de La place des grands hommes un espace plus mixte entre autre par l’élargissement des trottoirs. En effet, Chris Blache fait remarquer que, en ville, c’est systématiquement la femme qui changera de trajectoire pour laisser passer un homme. “Beaucoup d’études en géographie le démontrent, les femmes sont plus souvent chargées que les hommes. Elles assurent plus souvent le transport des enfants, des courses, elles sont les principales utilisatrices des poussettes”, explique Lauren Bastide.
En Suède, à Stockholm en 2015, les autorités de la ville ont, suite au constat fait sur l’utilisation de la route en période de forte neige, décidé de déblayer en priorité les trottoirs. Ça s’appelle le “déneigement égalitaire” (ou “jamstalld snorojning”). Les élus suédois sont partis du constat que les femmes utilisent davantage les trottoirs et les pistes cyclables (car elles manient des poussettes), tandis que les hommes eux, circulent sur les grandes avenues (car ils conduisent des voitures). La nouvelle politique de déneigement consiste donc à déblayer d’abord les trottoirs et à terminer par les routes. “Un urbaniste féministe se définirait donc moins par la nature de sa production spatiale en elle-même que par les intentions qui le gouvernent”, écrit Lucie Biarotte, doctorante au Lab’Urba de Paris-Est. Selon elle, il ne faut pas seulement lutter pour capter une part d’espace plus importante, mais il faut aussi appréhender cet espace autrement qu’à travers ses usages, et que ce sera ça la vraie victoire du féminisme dans l’urbanisme.
Crédit photo : Maïlys David
Maïa Delcourt
COULISSES: Les déboires d'un article ou l'absence des femmes dans la rue
Vingt heures, une réunion de rédaction s’organise sur le trottoir. Le sujet de notre prochain article a été validé : l’adaptation (ou plutôt la non-adaptation) de la ville aux femmes. Dans la rue les idées fusent, les angles abondent, mais le doute s’installe : comment aborder le problème du féminisme dans l’urbanisme de manière originale ? Demander à des hommes ce qu’ils en pensent ? Délicat. Demander à la police la façon dont elle protège les femmes dans la rue ? Compliqué. Demander à la mairie Lilloise ses projets d’innovation urbaine pour améliorer le sort des femmes ? Je tente. Après un entretien avec le service presse de la mairie de Lille, plongé dans une confusion toujours plus extrême face à mes questions, je comprends vite que je ne trouverais pas de réponses ici. Une idée me vient : pourquoi ne pas interroger des femmes vivant dans la rue, confrontées 24h/24 au problème de l’aménagement urbain ? Je pars arpenter les rues lilloises pour en interroger une, mais je rentre bredouille. Où sont-elles ? C’est vrai que, de mémoire, on ne croise pratiquement que des hommes dans la rue. Alors où sont-elles ?
Sans perdre espoir, je contacte plusieurs associations : le Collectif des SDF de Lille, la soupe populaire, l’ABEJ, le collectif action froid… Mais quand j’obtiens une réponse, c’est toujours la même : « Désolé, mais nous ne voyons jamais de femmes ici ». Pourtant elles sont là et bien là : 38% des personnes sans domicile sont des femmes. Alors où sont-elles ?
Au final, je crois que c’est l’absence des femmes, a fortiori des femmes sans abri dans la rue, qui est la preuve, la marque du problème qu’elles affrontent : se retrouvant démunies, privées d’armes pour se défendre, elles doivent se cacher, se faire oublier dans cet environnement hostile qui ne cherche pas à s’adapter à elles. Voir le problème, c’est le premier pas pour le résoudre. Les filles, la rue est à vous, et vous devez le prouver.
Jade Esposito