Dans l’espace culturel de la bibliothèque de Lille-2, une douzaine d’étudiants sont assis sur des canapés disposés en demi-cercle et attendent le début de ce nouvel arpentage. Bientôt, les pages du livre du jour seront déchirées, réparties entre étudiants, puis leur contenu, restitué collectivement. Ici, pas de notes, de hiérarchie ou de détenteur du savoir. Une autre manière de s’instruire, hors des sentiers déjà tracés : l’éducation populaire. L’éducation de tous, par tous.
Le geste peut choquer. Arracher les pages d’un livre, alors que depuis tout petit, on nous apprend que le savoir est sacré. Drôle d’idée. Pourtant, là est tout le sens d’un arpentage : se répartir différentes parties d’un document écrit, les lire individuellement et partager avec le reste du groupe le contenu de sa lecture. Pour Maxence, étudiant en troisième année de science politique et animateur de l’arpentage d’aujourd’hui, la symbolique reste présente : « On ne le brûle pas, alors, le savoir ne disparaît pas ». Désacraliser les livres et leurs savoirs, pour les rendre accessibles à tous.
Douze personnes sont présentes, l’ouvrage d’aujourd’hui comporte 311 pages. Le calcul est vite fait : chacun en lira une vingtaine. Morceau par morceau, Maxence sépare les savantes pages de la reliure thermocollée, et en moins de 3 minutes, Les damnés de la terre de Frantz Fanon se retrouve éparpillé aux quatre coins de la pièce. Passé l’étape de la lecture, des surlignages, soulignages et prises de brouillon, vient la restitution collective. À ce moment précis, personne n’a le monopole du savoir, seulement quelques portions.
"Lire c'est faire parler son cœur"
Et surtout, les idées du livre ne sont pas la chose la plus importante. Les goûts, les émotions et les vécus des lecteurs sont également partagés et discutés. Pour Maxence, « Lire, c’est faire parler son cœur. » L’humain redevient central dans l’apprentissage. Un apprentissage horizontal, où les gens s’écoutent, s’entraident et apprennent ensemble. « Ça m’aide à comprendre des choses que je ne comprends pas de moi-même », nous dit Marie à la fin de la séance. L’accès au savoir est facilité par le collectif.
Mais s’il y a l’adjectif « populaire » dans « éducation populaire », c’est bien parce qu’à l’origine, ces méthodes d’enseignement et d’auto-apprentissage ont d’abord été utilisées par les classes ouvrières du XIXe siècle. Pour l’arpentage, par exemple, les bénéfices étaient multiples : gain de temps, économie d’argent, entraide entre participants…
Alors, le fait de retrouver des pratiques d’éducation populaire au sein d’une université ne relèverait-il pas d’un paradoxe ? « Bah oui et non, explique William Tournier, sociologue et membre de la coopérative d’éducation populaire L’Étincelle, la pédagogie universitaire, elle est tout sauf celle de l’éducation populaire : elle est descendante, elle considère qu’il y a un sachant et des ignorants. »
Dépasser le "traumatisme scolaire"
À l’inverse, l’éducation populaire met tout le monde sur un pied d’égalité, et surtout, ne considère pas l’école ou l’université comme un simple lieu d’apprentissage. Selon William, à l’école « on peut instituer un contre-espace pour former d’autres citoyens qui fabriqueraient une autre société ».
Mais pour cela, il faudrait sortir de la conception actuelle de l’éducation, dépasser le « traumatisme scolaire » : notes, devoirs, récitals de plusieurs heures ou l’élève s’assoit, se tait et écrit… Que ce soit par des débats, mises en scène, conseils d’élèves, arpentages et bien d’autres, il existe tout un arsenal de méthodes différentes des apprentissages traditionnels. Il suffit juste de regarder au-delà des cadres établis.
Bien que différents, les deux systèmes n’en sont pas pour autant incompatibles. De fait, ils n’ont pas les mêmes buts. L’un cherche à nous faire engranger des connaissances et des savoirs, quand l’autre nous pousse à questionner le monde qui nous entoure et exercer sa citoyenneté. « On peut faire des allers-retours entre les deux mondes » développe William.
Il ne s’agit pas de ne plus étudier les « grands » auteurs et « grandes » théories, simplement de le faire différemment, de manière plus humaine et personnelle. Sortir de la roue du hamster. Arrêter d’apprendre pour apprendre, mais apprendre pour comprendre… pour se comprendre.
Arthur Betton
Zoom
Devenir un.e maquisard.e de l'Éducation nationale
En théorie, l’éducation populaire répond à tout, alors les profs, vous attendez quoi ? Seulement, ce n’est pas aussi simple. Avec la « pédagogie institutionnelle » de Freinet, les profs nagent à contre-courant.
Il est vrai qu’il existe une certaine marge de manœuvre : créer des îlots dans les salles, dynamiser les groupes, faire travailler les élèves sur leurs propres vécus… Cependant, il faut également prendre en compte les techniques, la posture et le contexte scolaire. « Tu ne fais pas ce que tu veux en 55 minutes, dans une classe fixe avec un groupe de 30 personnes qui n’ont pas envie d’être là et un programme imposé », constate William Tournier.
Face à cette machine qu’est l’EN, les praticiens de l’éduc pop se retrouvent vite confrontés à la standardisation de l’enseignement. Équilibrer le programme et l’épanouissement des élèves demande un travail énorme, tout en mettant en danger sa validation par les inspecteurs.
Après 25 ans d’enseignement, une professeure constate qu’elle était l’éponge, elle abandonne. « C’est elle qui a absorbé les contraintes de l’institution pour essayer de l’adapter aux gamins, analyse William, elle s’est cramée. »
Pour autant, ce n’est pas parce qu’on a besoin d’une réforme structurelle par le haut avec un mouvement social plus large et plus stratégique qu’il ne faut pas essayer par le bas : tenter des techniques d’éduc pop, se syndiquer, créer des espaces collectifs de défense des droits, se former et se co-former à des meilleures pratiques.
On devrait parler de « pédagogie de la résistance » car, en réalité, c’est ça l’éducation populaire : « C’est une pédagogie qui est issue des maquis, défend William, donc finalement c’est pas étonnant qu’il se retrouve en marge dans un système qui se rigidifie et qui tourne de plus en plus vers un système autoritaire. »
Pourquoi s’asseoir, se taire et écouter ? Pourquoi rester passifs face à un monde qui nous concerne ? Apprendre, pas seulement pour se comprendre, mais aussi pour résister.
Lukas Barbier
L'éducation populaire : héritage d'émancipation
Vidéo : Audrey Rania Alain Honliasso