Les concepts suspendus, un archipel d’actions solidaires à Lille
Une table vide du « Café Citoyen », un bistrot culturel, solidaire et coopératif qui propose des cafés suspendus. © Fanny Lardillier
Vouloir aider son prochain dans le besoin est un combat vieux comme le monde. Alors qu’à l’époque, certains laissaient une assiette vide à table, prêts à accueillir un infortuné, à Lille on se mobilise. C’est ainsi que dans la capitale des Flandres, certains cafés et boulangeries proposent une initiative suspendue. Le principe : lorsqu’un client consomme, il peut payer un café supplémentaire – ou un autre service en fonction de ce qui est proposé – à une personne dans le besoin. Zoom sur le Café Citoyen, à la Moulinette ou encore au Lovibond, berceaux de ces initiatives florissantes.
L'histoire de l'implantation lilloise
Offrir à ceux qui n’en ont pas les moyens est une affaire ancestrale. Alors que l’hiver approche, que le fossé se creuse toujours davantage entre les catégories précaires et les plus aisées, le principe des initiatives suspendues tend à solutionner l’accès à divers services. Que ce soit pour offrir à boire ou à manger, les inititatives suspendues se sont petit à petit installées dans nos rues lilloises.
D’origine italienne, les initiatives suspendues se sont répandues en 2015 à Lille sous l’impulsion de plusieurs acteurs. Arnaud Deslandes, directeur du cabinet du beffroi, se souvient de l’implantation du programme Carillon. Initié par l’association parisienne La Cloche, il permet de centraliser les actions suspendues dans la capitale des Flandres. L’initiative lancée, c’est Laura Campisano, ancienne avocate diplômée en journalisme, qui a “remis au goût du jour les cafés suspendus, recensé et créé une carte des cafés.” Ce qui lui a valu le prix de l’Engagement en 2017.
Dans la foulée, un groupe Facebook voit le jour afin de regrouper les initiatives. “L’intérêt de ces actions est qu’elles sont toutes coordonnées par le Carillon, qui a une formation de médiateur que nous, restaurateurs, n’avons pas”, souligne un employé du café le Lovibond.
Au-delà d’une aide matérielle, un réel lien social
Chacun a alors décidé de sa formule de concepts suspendus. Pour certains, l’idée d’aider son prochain à travers son commerce était évidente. Au Lovibond : “on a rejoint cette initiative car c’est important de donner quand on peut. On a adhéré à l’association La Cloche dès l’ouverture du café parce que leur programme est plus complet que la simple proposition des cafés : ici, on met à disposition un lieu où ils peuvent aller aux toilettes, charger leur téléphone, prendre des restes et déposer leurs affaires.”
Chacun a sût, à son échelle, trouver un moyen d’adoucir la vie de ceux dans le besoin. Les propositions varient donc en fonction des prestataires. Au Café Citoyen, on trouve des cafés, à la Moulinette des repas suspendus. Mais il existe également des boulangeries, qui fournissent une baguette par personne par jour, à l’image du P’tit Louis, à Wazemmes.
Une aide matérielle, donc. Mais l’initiative va bien au-delà : cet élan de solidarité initie un lien social. Au Café Citoyen, on relève la proximité que créent les concepts suspendus : “ça permet de donner une place aux plus nécessiteux dans la société, une place très différente de leur quotidien qui en est très éloigné.” Certains bénéficiaires deviennent des habitués et parviennent à retrouver se réinsérer en société par les interactions créées.
Une organisation solidaire mais solitaire
Alors, remède miracle à la précarité des plus démunis ? Pour cela, il faudrait qu’un grand nombre, prestataires comme bénéficiaires, soit au courant de ces initiatives. Seulement, c’est là que réside un problème : bien que le Carillon effectue “trois permanences par semaine dans Lille ou en itinérant”, la communication entre tous les acteurs reste insuffisante, et la gérance du programme Le Carillon “un peu à l’abandon”, selon Laura Campisano.
C’est encore le bouche-à-oreille qui prime, et seuls quatre sans-abris sur dix sont au courant de cette initiative, par manque de communication des prestataires. Ces mêmes prestataires, qui doivent faire face à des soucis de comptabilité et de gestion des personnes dans le besoin afin d’éviter les abus. Ainsi, les initiatives suspendues s’isolent les unes des autres, apportant une solution ponctuelle aux seules personnes qui ont eu accès à l’information.
Optimiser l’organisation et la visibilité des concepts suspendus, tels semblent aujourd’hui être les défis à relever pour les acteurs initiateurs.
Sarah Khelifi
ZOOM : du "café en attente" à l’attente d’un essor
La naissance d’un réconfort
Depuis sa découverte en Éthiopie au XVème siècle, le café s’est largement répandu dans le monde en arrivant en Europe puis en France en 1669. L’usage de sa consommation s’est muée en un concept solidaire. Apparu au début du XXème siècle à Naples, berceau de la pauvreté et des inégalités, le « café suspendu » a connu une certaine popularité avant de s’essouffler dans les années 1990.
Une initiative morte-née ?
Nathalie de Saint Phalle, écrivaine habitant dans le centre de Naples, rapporte que ce sont les touristes, à l’arrivée de l’euro, et donc la mondialisation qui ont mis à mal le sospeso. C’est pour cette raison qu’en 2011, le maire de Naples Luigi de Magistris a instauré “la journée du Café suspendu” afin de recréer cette dynamique solidaire et historique.
Cette initiative est seulement arrivée en France en 2013 par le biais du mouvement des Indignés. Entre 2014 et 2015, elle a d’ailleurs réuni près de 3 000 donateurs et consommateurs pour 2 000 dons.
Le chiffre que rapporte Statista est pourtant relativement faible comparé au nombre de consommateurs.
Maxime Iasoni
Entretien. Pierre, SDF, nous parle des "cafés suspendus"
Pierre, 34 ans, vit dans les rues de Lille depuis trois mois. Sans domicile fixe, il doit trouver des solutions pour vivre, ou plutôt survivre. Les cafés suspendus – comme tous les concepts “en attente” – lui permettent de se nourrir et de profiter gratuitement d’autres services au quotidien, mais aussi de renouer avec la société. Accueilli à bras ouverts avec son ex-compagne au Lovibond, un café lillois, pour un croque-monsieur offert, il en est ressorti avec un job. Aujourd’hui, il travaille en temps que second de cuisine et garde espoir quant à l’avenir. Il déplore néanmoins le manque de communication de ces initiatives suspendues, méconnues de trop de personnes dans le besoin.