Contrer l’exclusion sociale des sans-abri n’est peut être pas une utopie
Posted On 11 janvier 2021
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L’association Entourage qui œuvre pour accompagner les personnes sans domicile nous a mis en relation avec Philippe qui a la soixantaine. Il s’est retrouvé à la rue au moment de la retraite en mars 2020 après avoir travaillé 40 ans comme informaticien. Il explique qu’il est à la rue car sa pension de retraite n’a toujours pas été débloquée à cause de la lenteur bureaucratique. Le confinement, avec l’arrêt des activités associatives et culturelles dans lesquelles il était engagé, est une source de grande frustration pour lui. « Si les gens disaient bonjour, ça serait bien ! », s’écrie-t-il quand on l’interroge sur l’attitude des passants à son égard depuis le début de l’épidémie. Philippe glisse que les gens sont plus renfermés sur eux-mêmes depuis le début de la crise et le port du masque n’aide pas. « On peut même pas voir les gens sourire… »
Si les gens disaient bonjour, ça serait bien !”
Philippe, SDF depuis mars 2020
Le sociologue Michel Girand explique dans son livre Le jeune SDF : socioanalyse de la précarité, que la parole est un outil de travail sur soi indispensable à la réinsertion des personnes sans domicile. La pensée de Michel Girand, se situe dans la continuité de la pensée interactionniste qui suggère que ce sont les interactions qui façonnent nos représentations du monde ainsi que notre conscience de soi. Parler aux personnes SDF, leur dire bonjour, serait salutaire pour qu’ils gardent contact avec le monde extérieur et pourrait permettre une éventuelle réinsertion sociale. Les commentaires de Philippe sur la politique actuelle ou sur les derniers livres qu’il a pu lire, lui, grand amoureux de la littérature russe, illustrent ce besoin de se raconter hors de son quotidien. Quand il lance : « Parler de culture avec Macron, c’est comme parler de cinéma avec une caméra de surveillance. » Avant de fustiger longuement les élites actuelles, on peut lire derrière cette loquacité, une intense envie de raconter pour exister.
Philippe explique que les maraudes, qu’elles soient alimentaires ou sociales, constituaient des repères importants pour lui au cours de la semaine. Il nous parle avec enthousiasme des bénévoles « géniaux » qu’il rencontre pendant les maraudes. Les activités associatives où il est amené à être en interaction avec des bénévoles, sont d’autant plus importantes car « dans la rue c’est chacun pour soi ». Bien souvent, les personnes sans domicile sont tellement happées par les besoins rudimentaires du quotidien que les interactions entre eux dans les centres d’accueil sont difficiles, voire violentes. Les maraudes organisées par les associations comme Entourage, sont autant d’opportunités de rencontres de gens qui sortent du monde de la rue et de sa violence.
Dans la rue c’est chacun pour soi.”
Philippe, SDF depuis mars 2020
Le dispositif des bonnes ondes de l’association Entourage permet de partiellement remédier à l’arrêt des activités associatives en présentiel. En effet, en s’inscrivant sur la plateforme, il est possible via l’application d’entourer une personne isolée et de déterminer avec elle le nombre de fois où elle veut être appelée dans la semaine. Pour Céline Blaas, responsable de l’antenne de Lille de l’association Entourage, « le lien social est aussi important pour les sans abris que les besoins matériels » mais que néanmoins le « réseau reste un outil et qu’il est important de s’engager dans la vraie vie ».
S’engager dans l’associatif et aller à la rencontre des sans abris est donc l’occasion de leur fournir partiellement un cadre social stable qui sort de celui du monde de la rue. Leur réinsertion dans le tissu social ne peut bien sûr pas s’appuyer exclusivement sur le lien social car la réalité de la rue est souvent bien complexe. Néanmoins, l’interaction est un premier pas vers la réinsertion.
« En France, on vit à la rue, on naît à la rue et on y meurt aussi », rappelle la Fondation Abbé Pierre. En 2012, l’INSEE recensait 143 000 personnes sans domicile. 8 ans plus tard, le chiffre a doublé. On estime à 300 000 le nombre de personnes dépourvues de logement. « 185 000 personnes vivant en centres d’hébergement, 100 000 dans des lieux d’accueil pour demandeurs d’asile, 16 000 dans les bidonvilles et 27 000 personnes sans abri ». Il est loin l’objectif « Zéro SDF » qu’avaient lancé Lionel Jospin et Nicolas Sarkozy. En totalité, 4 millions de Français souffrent de mal-logement ou d’absence de logement personnel, alors qu’il y aurait 2,29 millions de logements vacants. En 1970, la mendicité n’est plus classée comme un délit, et depuis 1998, les SDF bénéficient des droits civiques communs à tous les citoyens français. Pour autant leur accordons-nous réellement une place dans la société ? De nombreuses idées reçues subsistent dans les discours de ceux qui n’ont jamais eu à subir leurs conditions de vie. Si les actions des associations sont de belles initiatives, primordiales, on ne peut pas s’en contenter. Il faut agir durablement pour prévoir les conséquences qu’aura la COVID-19. Plutôt que de construire des dispositifs anti-SDF à tout va, nous devrions prendre réellement en compte « l’anormal qui ridiculise la norme » (Anne Guibert-Lassalle). Les SDF ne sont pas sans âge, sans visage, ni sans émotion. Les aider c’est commencer par décaler notre regard, en acceptant de les croiser au détour d’une rue, sans les déshumaniser.
Lucie Pelé
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