Face au monopole des grandes enseignes et à l’importance croissante de l’achat en ligne, les librairies indépendantes peinent à survivre. Pourtant, elles résistent en misant sur leur force : entre spécialisation, ancrage local et événements culturels.
Imaginez un monde où les petites librairies détiennent la suprématie des lieux d’achat de livres par rapport aux grandes enseignes… Eh bien, on peut encore rêver, ces dernières s’étant placées en situation de monopole. Face à cela, les librairies indépendantes, notamment à Lille, peinent à survivre. Combattantes, elles résistent en misant sur leurs forces : spécialisation, ancrage local et événements culturels.
Face à l’écrasante domination des grandes enseignes, la comparaison fait mal. Tiphaine Oranda, gérante de la librairie de livres anciens Le Chef d’Œuvre Inconnu, résume avec amertume la guerre économique que mènent les indépendants : « Ce n’est pas le même métier, c’est comme si on comparait des personnes qui travaillent pour le Château de Versailles et Ikea. Tous les deux vendent des meubles. » Ce combat de David contre Goliath n’est pas sans conséquence : la profession est fortement affectée par une triple menace. Cette précarité, aggravée par la hausse des loyers et la désaffection pour les livres, s’est traduite par 72 fermetures de librairies indépendantes recensées en 2024, dont 3 à Lille.
Un déséquilibre fragilisant l’indépendance
Toutes les librairies n’ont pas les mêmes armes face aux grands groupes ou encore face aux librairies en ligne. Angélina Codron, responsable du rayon littérature jeunesse dans la librairie Le Bateau Livre, évoque la concurrence avec les grandes enseignes au sein de la capitale du Nord : « Ils ont une force que nous [les libraires indépendants] n’avons pas forcément. Ils ont plus de puissance en termes de négociations. » Cette concurrence pèse lourdement sur les ressources financières et humaines, obligeant les libraires à assumer une charge de travail écrasante.
Le loyer représente aussi l’une des charges fixes les plus lourdes, aux côtés des frais de personnel et de l’achat de stock. Dans un contexte de faibles marges bénéficiaires pour les libraires (la marge nette moyenne du secteur est de 1%), toute augmentation de cette charge est critique. Ce qui a poussé certaines librairies, Meura et La Petite, à mettre la clé sous la porte. Plus parlant encore, une librairie de livres anciens, Godon, confrontée à un loyer multiplié par quatre en juin dernier, a été contrainte de déménager en périphérie. Ils opèrent désormais leurs ventes en ligne. Un recul symbolique illustrant comment la pression immobilière pousse le commerce local vers l’anonymat d’Internet.
La riposte par le conseil et l’animation locale
Devant cette dominance des grands groupes, les « petits » innovent. La protection des librairies indépendantes, via le prix unique du livre fixé par la loi Lang de 1981, a permis de limiter la concurrence sur les coûts. Cependant, la vente en ligne, notamment via des acteurs comme Amazon, représente une menace pour les librairies, bien que ces dernières montrent une certaine résistance. Les librairies indépendantes se concentrent sur l’animation, le conseil et la création d’un lieu social pour faire face à cette concurrence.

Librairie de livres anciens, Le Chef d’Oeuvre Inconnu © Gabriel Vourc’h
Tiphaine Oranda, a l’ambition d’organiser des événements, permettant de rassembler un nouveau public : « Je prévois de faire des soirées apéro-rencontres, « avoir des moldus » (dans Harry Potter, les moldus sont des personnes dépourvues de pouvoir magique et qui ne sont pas nées dans une famille de sorciers) qui viendront raconter leur « chef d’œuvre inconnu », un livre qui les a marqués. »
Les librairies s’appuient également sur la spécialisation pour attirer des publics spécifiques, ce qui les démarque des grandes enseignes. C’est le cas du Bateau Livre qui parvient à fidéliser des familles de Wazemmes grâce à sa spécialité dans les livres de jeunesse. Contrairement aux grandes enseignes axées sur le volume, les librairies indépendantes privilégient le temps consacré au client, ce qui crée une relation durable avec leur clientèle. Angélina Codron ajoute : « Les personnes franchissent notre porte pour trouver quelque chose qu’elles ne trouveront pas dans les grandes surfaces culturelles. Ils recherchent un conseil personnalisé. Et ça, c’est ce qui fait la force de la librairie indépendante. »
Mathis Brécqueville
Réalisation, montage, et écriture par Lisa Fougeirol-Bronner
ZOOM : les loyers commerciaux
En janvier 2024, l’entreprise de terminaux de paiement SumUp, en se basant sur des données collectées sur Google Maps, propose un classement des 10 grandes villes de France « les plus adaptées aux commerces indépendants ». Selon les 14 critères définis (entre autres, le nombre de commerces indépendants et les avis des clients), le podium se partage entre Paris (1er), Nice (2e) puis Nantes. Lille finit dernière. Ce sont les salons de manucures, de coiffures et les boutiques chics qui s’adaptent le mieux à la métropole nordiste, conclut l’étude. La librairie indépendante n’a donc pas la tâche facile, et encore moins à Lille.
La hausse des loyers commerciaux demeure la difficulté prépondérante des librairies indépendantes. Le 26 juin dernier, l’Affranchie (librairie indépendante et féministe) publiait sur ses réseaux un message de révolte face à l’augmentation de son loyer de plusieurs centaines d’euros par mois. Face à la course folle des prix du loyer, certaines librairies adoptent la stratégie du nomadisme. On ne s’attache plus au lieu, on s’installe sans ranger les valises, prêts à décamper si le propriétaire en demande trop. Cette capacité d’adaptation fait la résilience de la librairie, et la menace du déménagement pèse sur les propriétaires trop gourmands.
Mais cette solution, si elle a au moins le mérite de contribuer à l’existence des librairies, relève de la survie. Vivre du commerce indépendant est une lutte constante, à l’heure où les inégalités entre grands monopoles et petits groupes se creusent.
Sarah Fournier