Tok’ici, c’est un café-cantine à Bois-Blancs géré par une coopérative d’habitants du quartier depuis maintenant trois ans visant à le dynamiser. Mais Tok’ici, c’est surtout un lieu vivant où les mots et les idées fusent entre amis ou inconnus lors des activités organisées tout au long de la semaine. L’occasion de faire revivre le débat démocratique à l’échelle locale.
Ils sont environ une quarantaine ce soir, assis face à la petite scène, la plupart confortablement installés sur les sièges qui servent plus généralement à manger un bout le midi. Certains se posent en tailleur, victimes de l’affluence. D’autres se lèvent pour commander une bière ou une pâtisserie maison au comptoir. Mais tous n’attendent qu’une chose, que Lucie débute sa conférence gesticulée, sobrement intitulée Comment sauver l’amour. Pendant un peu moins de deux heures, elle questionne la norme sociale du couple hétérosexuel exclusif par des travaux sociologiques, ses expériences personnelles, et vient saupoudrer le tout d’une touche d’humour, pour ne pas rendre le sujet indigeste.
Et en effet, si on peut entendre un couple de trentenaire murmurer en pouffant comme des adolescents « qu’est-ce qu’elle à l’air chiante à la maison », leurs hochements de tête montrent que les idées font leur chemin.
Une « safe place » pour des discussions en bonne intelligence
Cette scène est plutôt habituelle, le barman continue de ranger ses verres, et s’accoude de temps en temps au comptoir pour prendre la température de la salle. Quelques heures plus tôt, c’était une table ouverte urbanisme et citoyenneté qui était organisée. Un thème tout à fait différent, mais dont l’objectif reste le même : faire vivre le quartier grâce à des événements ludiques. Arthur et Léa, deux clients s’en félicitent : « C’est une démarche qui vient d’en bas », elle permet de créer du lien dans une « safe place », où les discussions sont permises sans rapports de domination. « Le problème quand t’allumes ta télé, c’est que t’as quatre/cinq types sur un plateau qui parlent comme si tu devais penser une chose ou une autre », explique Arthur.
Là où ces plateaux très codifiés, presque uniformes, avancent la verticalité des opinions, ce genre de café coopératif apparaît comme une tambouille de gens différents qui apprennent à penser ensemble. Ici, on arrive souvent avec une question, parfois banale, et ça démarre comme ça autour d’un café ou d’un repas. Puis la discussion s’enrichit, se prolonge, bifurque, jusqu’à parfois soulever des sujets de fond. C’est toute la volonté du collectif : créer un lieu de vie sympa pour les habitants du quartier, où on s’amuse et où chacun peut aller vers l’autre, sans crainte du jugement.
Retomber dans le réel
« L’horizontalité, c’est ça qui fait la différence », poursuit Léa. Pas d’expert pour expliquer comment penser, seulement des gens qui partagent leur vécu. Et c’est de là que naît le lien. Ces petites coopératives peuvent représenter une forme de résistance douce, à rebours d’un monde où le capital et le management organisent la division, au travail comme dans la vie. Ici, on cherche au contraire à retisser du commun. « Il faut le faire là où ça prend, et ensuite ça s’étale », confie une habituée, qui reste positive face à la progression du sentiment de solitude. Chez Tok’ici, cette graine d’entraide a déjà germé : entre les tables en bois, les rires, les concerts, les débats, et deux bouchées d’une pâtisserie maison, on sent qu’un autre mode de vivre-ensemble est possible.
Jules Falchier
EDITO :
Culinaire et lien social face aux habitudes de consommation modernes
90 000 : c’est en moyenne le nombre de repas qu’un individu déguste au cours de sa vie. À l’alimentation, indispensable à l’être humain, se sont progressivement ajoutées des valeurs et des codes sociaux qui évoluent au fil des siècles. Manger a très vite été associé à des moments de partage, constituant un luxe qu’il faut prendre le temps de savourer collectivement. Chaque culture a développé ses propres coutumes, mais la chaleur humaine demeure un élément central de chacune d’entre elles.
Pourtant, aujourd’hui, le lien social semble s’effriter dans le domaine culinaire. La société industrielle, qui prône l’hyperproductivité, a relégué l’alimentation au second plan. Elle est devenue une variable que chacun ajuste selon ses autres priorités. Le développement des fast-foods en est l’un des premiers exemples : le système capitaliste, par sa manière de contrôler le temps, a fait disparaître cette « pause » de convivialité dans la journée. Une étude du Collège de Londres, menée auprès de 150 000 personnes, a d’ailleurs établi un constat qui peut sembler évident : les repas partagés ont des effets bénéfiques sur le bien-être émotionnel. Prendre le temps de manger ensemble, ne pas considérer le repas comme une simple tâche à accomplir dans une journée : voilà ce qui devrait être la norme.
L’usage collectif de la gastronomie a un impact bien plus grand qu’on ne le pense. Il contribue à éclairer l’individu et, d’ailleurs, c’est souvent autour d’un repas que se posent les débats, que naissent les questionnements et que se trouvent les solutions. La prise de conscience de l’importance de l’alimentation dans le développement des liens sociaux constitue déjà une première étape, avant de s’attaquer au plat de résistance : celui d’une société qui, peu à peu, favorise l’isolement.
Valentin Nouvelot