A l’Institut du Monde Arabe de Tourcoing jusqu’au 12 février, l’exposition Les Sentinelles permet à vingt artistes d’exposer leurs œuvres qui attribuent des visages aux tragiques événements qui bousculent cette région. Répartis en cinq foyers distincts, photographies et courts métrages déconstruisent les conceptions erronées et arrêtées d’un monde arabe dévalorisé.
Il frappe, ce silence désertique, à peine la porte du premier foyer de l’exposition franchie, transportant les visiteurs au sud de la mer Méditerranée. L’immersion est totale au sein de l’exposition Les Sentinelles qui anime l’Institut du Monde Arabe de Tourcoing. Souvent évoqué pour ses conflits, sa pauvreté, le monde arabe apparaît comme un univers brut et hostile. Les médias notamment contribuent à la marginalisation du monde arabe. De nombreux préjugés se sont construits au fil du temps, pouvant entraîner la méfiance vis-à-vis de tous les éléments, voire même les personnes, qui se rapportent au monde arabe dans notre société. Mais ses terres ne sont pas uniquement celles des destructions laissées par la guerre, de générations traumatisées par la colonisation.
Les vingt artistes exposés en cinq foyers, prouvent que ces événements ont laissé des traces qui se confondent avec la culture, les paysages, laissant place à une harmonie troublante destructrice de toutes les idées reçues. Les cinq foyers traitent de différents pays mais aussi de différentes thématiques. Si le premier foyer dévoile des territoires oubliés de la Corse au Maroc en passant par Alger, le deuxième se concentre sur les villes et le milieu urbain. Le conflit devient le sujet central à partir du troisième foyer qui évoque les mouvements indépendantistes et les révolutions populaires de 2011. Il est aussi présent au sein du quatrième foyer intitulé « Survies » où sont retracées l’histoire de la colonisation algérienne et palestinienne, ainsi que la guerre civile en Syrie. Enfin, la dernière pièce insiste sur les conditions dramatiques qui accompagnent les migrants tant à leur départ que pendant leur voyage.
La guerre des traces
Le conflit occupe donc une place centrale. Les visages impactés des enfants palestiniens photographiés par Raed Bawayah rappellent à quel point la paix est un privilège. Dans un style plus abstrait, Taysir Batniji expose ses clichés de miradors israéliens, tellement nombreux et banalisés, qu’il les compare aux châteaux d’eau allemands. Les chiffres laissent place aux visages, l’importance de la guerre prend tout son sens. L’immigration, la colonisation, la mondialisation sont aussi traitées. Un désert lumineux, une mer d’un bleu brillant, quand soudain apparaît au premier plan un navire commercial, échoué sur le sable. L’objectif de Zineb Sedira fait ainsi de l’épave une ombre étrangère inquiétante et menaçante. Non, la guerre ne fait pas l’unanimité et ses victimes sont nombreuses. Non, ces pays ne sont pas exclus de la mondialisation mais par leur pauvreté en subissent les conséquences néfastes.
Si chaque foyer évoque une région différente, ils invitent tous à réfléchir à la conception humaine de cette réalité. Le plasticien tunisien Ismaïl Bahri nous propose ainsi un court métrage, par lequel se dévoilent les rues de Tunis au travers de leur reflet dans un gobelet d’encre noir. Chaque détail, chaque nouveau mouvement sollicite l’attention pour éviter de construire une fausse image de la ville. Le principal enjeu est justement de déconstruire les fausses idées au sujet du monde arabe afin de le concevoir d’une manière plus juste.
Démêler le vrai du faux
Les œuvres demandent à réfléchir sur la façon dont les médias participent à la construction de la vérité de chaque individu. Boualem Fardjaoui est enseignant chercheur à l’université de Lille, spécialiste de la géopolitique et des médias. Il estime que la presse participe activement à la construction de cette conception erronée du monde arabe. « La presse a tendance à se focaliser sur des thématiques en lien avec le conflit. Elle ne prête que trop peu attention aux choses positives. D’ailleurs, la presse arabe procède de la même manière que la presse occidentale à ce sujet. L’Orient est politiquement et culturellement présenté comme arriéré. »
Un processus qu’il observe plus largement : « Edward Saïd (universitaire palestino-américain décédé en 2003, ndlr) nous dit que la tendance est une analyse culturaliste du conflit. On se fait une idée de ce qu’est l’Orient et on cherche à donner raison à cette pseudo-vérité. Ainsi, on voit le monde arabe comme un monde de violence, de radicalisme nationaliste et religieux. Ce n’est pas propre à la presse, c’est lié à la pensée. L’être humain veut donner raison à sa conception qu’il croit vraie. »
Changer les regards
Pour les visiteurs rencontrés, le ressenti est unanime. L’exposition entraîne une remise en question et invite à mieux cohabiter les uns avec les autres. Christiane est retraitée et cette exposition bouscule son point de vue : « Chaque œuvre part d’un détail qui permet d’emmener à une réflexion plus large. On apprend à mieux connaître l’histoire arabe afin de décoller les étiquettes qu’on avait fixées. » L’art apparaît soudainement comme une solution à l’intolérance culturelle, religieuse, aux invectives bâties sur ce que chacun pense être des évidences, pourtant éloignées de la réalité.
Pour l’enseignant chercheur de Lille, l’art est un outil efficace pour modifier le traitement du monde arabe. « L’art a toujours joué un rôle très important dans le domaine de l’ouverture vers l’autre et dans le domaine de la compréhension. Le philosophe algérien Nabhani Koribba dans Humain universel, explique que seul l’art est universel. C’est une voie qui mène à l’universalisme.“
L’exposition débutée au mois de septembre 2022 prend fin le 12 février. L’IMA est ouvert du mardi au dimanche de 13 heures à 18 heures et se trouve tout proche de la station de métro Colbert. Comptez trois euros pour le plein tarif en semaine et cinq euros pour les visites guidées du week-end.
Nathéo Dillenseger
Zoom sur le foyer 5 : Transit
L’exposition Les Sentinelles est basée sur 5 foyers distincts, reposant sur différents aspects du monde arabe. Là où les deux premiers foyers se concentrent sur la beauté des paysages, des villes et des peuples du monde arabe, les trois restants prennent pour thème les blessures de l’histoire régionale et confrontent leurs spectateurs à la dure réalité des difficultés rencontrées par les populations arabes au cours de l’histoire, des colonisations aux guerres civiles en passant par les traversées méditerranéennes, l’exposition, par ces foyers, veut souligner ces épisodes de l’histoire souvent trop peu ou pas assez correctement mit en avant par l’art.
Parmi ces foyers, Transit, le cinquième est particulièrement marquant, immergeant son audience dans la Méditerranée et montrant les épreuves rencontrées aux frontières du détroit de Gibraltar, de l’Algérie et du Liban.
La pièce entière est une expérience auditive et visuelle, calme et sombre. Une œuvre se démarque en particulier, celle de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, intitulée “Se souvenir de la lumière”. Celle-ci est composée de deux vidéos et a entièrement été réalisée dans les eaux au large de Beyrouth, Jounieh et Tabbarjah et aborde le sort des migrants en Méditerranée. Des hommes et une femme sont immergés sous une eau claire, installant une ambigüité qui laisse planer le doute : on ne sait pas s’il s’agit d’une plongée ou d’une noyade. Comment se sont-ils retrouvés là ? Le doute est rapidement levé après un certain temps : tous sont passagers d’un bateau de fortune. Certains ne bougent pas, d’autres se débattent. On devine qu’ils fuient leur pays, visant un monde et un avenir meilleur, métaphoriquement montrés par la douce lumière
de la surface qui fait contraste aux profondeurs obscures de la mer au fond desquels on peut apercevoir des véhicules militaires, faisant écho à la guerre et à la misère même qui les ont poussé à partir. Mais s’en sortiront-ils ?
Yacine Nouichi