Porter plainte depuis chez soi pour aider les victimes de violences conjugales à sortir du silence
Le hashtag #DoublePeine diffusé depuis septembre sur les réseaux sociaux a permis aux femmes victimes de violences conjugales de dénoncer le mauvais accueil qui leur était réservé dans les commissariats lors du dépôt de plainte. Afin de remédier à ce problème, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a mis en place un dispositif permettant aux victimes de porter plainte depuis chez elles ou chez un proche. Véritable mesure révolutionnaire ou coup de com’ politique ?
Le mouvement Douple Peine est à l’origine des déclarations d’Anna Toumazoff, connue sur les réseaux sociaux pour son contenu féministe humoristique et son activisme. Le 28 septembre dernier, la jeune femme de 19 ans change pourtant de registre et pointe du doigt un mal être profond. Elle dénonce à travers un tweet un accueil traumatisant vécu par une femme s’étant rendue en commissariat de police de Montpellier pour porter plainte. En collaboration avec d’autres militantes, Toumazoff crée le 2 octobre, un collectif et un site doublepeine.fr pour recueillir la parole des femmes, témoignant notamment du manque d’empathie et des questions crues formulées par les forces de l’ordre lors du dépôt de plainte.
Face à l’ampleur du mouvement, le ministre Gérald Darmanin a très vite annoncé la mise en place d’un dispositif qui pourra permettre aux victimes de porter plainte depuis leur domicile ou de celui d’un proche pour ne pas les décourager à témoigner et entamer une démarche judiciaire. Amandine, psychologue au Centre d’Information des Droits des Femmes et des Familles à Lille accueille une partie de cette mesure avec enthousiasme : “Ce que j’ai surtout trouvé intéressant, c’est le fait de pouvoir porter plainte chez un tiers : dans sa famille, chez un proche…. Porter plainte chez quelqu’un chez qui on se sent bien, en sécurité, dans un environnement sécurisant, pourquoi pas ?”
Une mesure superficielle ?
Pourtant, la psychologue s’oppose radicalement à la possibilité de porter plainte depuis son propre domicile, le lieu associé au traumatisme. “C’est un lieu où les victimes se sentent menacées, où il y a un climat de tension. Je trouve étonnante la mesure incitant à déposer plainte depuis chez soi, lieu où l’on subit les violences.”
Anne-Laure Ménestrier, magistrate au Tribunal de Grande Instance d’Auxerre et vice-présidente, partage cet avis. “La conjugopathie qui existe au sein du foyer les empêche de déposer plainte. Il faut à tout prix permettre à la victime de ne pas retourner dans cet univers qui ne dispose aucunement des conditions lui permettant de faire la démarche de déposer plainte.” Tandis que les professionnels s’étonnent de l’incomplétude que présente cette mesure et de ses aspects insuffisamment étudiés, les militantes s’insurgent, la qualifiant de “mesure gadget”. Le collectif #NousToutes condamne en particulier le dispositif qui ne s’apparenterait qu’à une solution temporaire et superficielle.
Chercher la source du problème
Les nombreuses critiques de la mesure gouvernementale ont entraîné une réflexion sur d’autres pistes possibles permettant de traiter le problème en profondeur. Afin d’observer sur le long terme un accueil plus adapté des victimes de violences conjugales par les forces de l’ordre et de ne pas décourager celles-ci à porter plainte, il est nécessaire d’opérer des changements au sein même du système. Selon Amandine, le processus est déjà enclenché. Le CIDFF intervient dans les écoles de police et auprès des stagiaires pour sensibiliser les futurs professionnels. “On compte beaucoup sur les prochains jeunes policiers et gendarmes qui arrivent et qui commencent à prendre conscience de cette problématique à régler”, affirme Amandine. Des initiatives récentes comme le Téléphone grave danger (TGD) et le bracelet anti-rapprochement pour mieux protéger les victimes se sont également révélées efficaces.
Des solutions en attendant la réforme du système
Pour autant, changer en interne les institutions et mentalités ne peut s’opérer à court terme. Dans l’urgence, certains dispositifs gouvernementaux s’avèrent fructueux lorsqu’il s’agit d’aider des femmes au quotidien. En particulier, la possibilité pour les victimes de déposer plainte depuis les hôpitaux s’avère être une alternative non négligeable. L’expérimentation a été menée dans trois établissements du Tarn-et-Garonne depuis la convention signée le 6 octobre 2021. Le ministère de la Justice s’est vu récompensé pour cette mesure par le Conseil de l’Europe. Pour Anne-Laure Ménestrier, il s’agit d’une réelle avancée qui permettrait de multiplier les dépôts de plainte. “Les victimes sont sous l’emprise de leurs partenaires. Quand elles sont prises en charge aux urgences où elles reçoivent les soins et où se déplacent les forces de l’ordre, les mécanismes de défense peuvent tomber et il faut saisir cette première libération de la parole en leur laissant la possibilité de déposer plainte immédiatement.” Désormais, on ne peut qu’espérer observer une efficacité similaire dans le cadre du dépôt de plainte au domicile de la victime ou de celui d’un proche dans les mois à venir.
Léa Ringeval
Dessin de Une : Elisa Courcol
Le dépôt de plainte : un chemin semé d'embûches
Clara Laine
Zoom sur...
... les policiers, premiers maillons de la chaîne
En 2018, l’étude “Paye ta plainte” a recueilli plus de 500 témoignages de femmes sur une période de dix jours. Conclusion : 91% des interrogées ont déclaré leur mauvaise prise en charge par les forces de l’ordre. Ce problème est souvent renvoyé au manque de moyens de formation des policiers sur la question des violences faites aux femmes.
Pourtant, la major Fabienne Boulard est l’une des grandes figures agissant en faveur de ces formations. La plupart du temps, les jeunes policiers qu’elle forme sont destinés à prendre des plaintes et à mener à bien des missions de Police secours. Ils sont donc essentiels à la prise en charge des victimes.
La major a confié à Libération : “Cette formation doit vous faire prendre conscience des interlocuteurs qui existent autour de la prise en charge des victimes. C’est toujours la victime qui vient et doit raconter, quinze, vingt fois, la même histoire pour se faire entendre. Il faut que ça change”, a-t-elle déclaré.
Outre l’idée du Ministère de l’intérieur de déplacer le bureau des plaintes au domicile des victimes, le problème reste le même. “Portiez-vous une jupe ?”, “Avez-vous joui ?”… Ces questions de policiers adressées aux victimes et dénoncées par le #DoublePeine continueraient d’être posées, d’après l’avocate Zoé Royaux. Selon cette dernière, former de manière plus complète les policiers serait la seule alternative convenable afin de les sensibiliser, entre autres, à leur obligation de prendre la plainte et la nécessité de rester neutre face à la victime.
“Ça a un impact d’être entendue, d’être prise au sérieux. C’est déjà très important”, a expliqué Julia Ball, psychologue au commissariat de Mantes-la-Jolie, à Libération. Espérons que les moyens mis en place par le Ministère de l’Intérieur par le biais de ces formations et de délocalisation du bureau de plaintes porteront leurs fruits et aideront les victimes dans le long combat qui sera le leur.
Sashah Hillairet